Paradoxalement, il pourrait s’agir de l’une des leçons à retenir de la crise que nous vivons. Si l’entre-soi et le repli sont habituellement considérés comme des dangers pour la démocratie et la vie en collectivité, l’isolement temporaire et le confinement apparaissent aujourd’hui comme une barrière de sécurité pour le collectif. Reste à inventer une façon de rester soudés en étant physiquement éloignés …
A court terme, la création de « communautés forcées » entre habitants d’un même immeuble ou, en province, avec des Parisiens exilés favorise les différentes formes de solidarités : qu’il s’agisse d’aides de première nécessité (tableau dans les immeubles ou maraude dans les quartiers pour proposer de l’aide : aller faire les courses, chercher les médicaments ou toute autre forme d’assistance) ou de se mettre du baume au cœur (concerts de balcons, fleurs ou dessins aux fenêtres). Mais il y a bien d’autres signaux positifs : liens nouveaux avec les voisins immédiats ou avec les habitants du quartier croisés lors des footings réguliers, fréquentation accrue des petits commerces de proximité pour éviter les grandes surfaces bondées, …. On assiste, avec cette crise sanitaire mondiale, à un phénomène de relocalisation des pratiques et des réponses à apporter, facilitées par le numérique et la technologie (apéros virtuels, blagues sur les groupes WhatsApp, appels à des copains en plein cœur de l’après-midi, etc.…) ; ainsi qu’ une territorialisation des problématiques avec une conscience plus accrue des limites et ressources de son territoire. Si les consignes sanitaires sont descendantes et globalisées, elles sont appropriées localement et chacun et chacune y trouve des moyens de survivre malgré tout : voilà bien un signe de santé sociale !
Et que dire de l’effet – positif également, sur un autre registre – de la crise sanitaire sur les émissions de carbone. A croire que la planète n’a rien trouvé de mieux pour nous mettre en garde contre le dérèglement que nos agissements lui imposent (et dont nous aurons à supporter les conséquences). Coïncidence regrettable : cette crise survient juste avant la remise, début avril, des propositions des citoyens tirés au sort pour la Convention Citoyenne pour le Climat…… ! Si la planète respire un peu mieux ce mois-ci, il ne faut pas que cette crise serve d’excuse pour balayer les mesures de protection du climat et de la biodiversité comme le craignent les associations de protection de l’environnement.
Tout cela ne doit pas nous faire oublier tous les « sans » (abris, droits, travail) qui ne seront pas indemnisés, n’auront pas de soupe populaire ce soir, ne verront pas leur demande d’asile examinée de sitôt, les femmes victimes de violences qui restent coincées avec leur bourreau. Pas oublier non plus que les médecins et tous les soignants, dont la situation était déjà grave, particulièrement en milieu hospitalier, sont entrés en mode « sauve qui peut » au détriment de leur propre survie : à nous de respecter leur vie en n’aggravant pas la situation. Les concerts d’applaudissement tous les soirs sont un premier pas vers la reconnaissance qui leur est due. Mais ces moments devraient être dédiés à tous ceux et toutes celles qui risquent leur vie au sens large pour sauver la nôtre : caissières, livreurs, routiers, logisticiens, … Quand on y regarde de plus près, on constate que ce sont souvent des emplois peu qualifiés et peu considérés, donc sous-payés en comparaison des services qu’ils rendent chaque jour mais qui deviennent plus visibles en ces temps de crise. Pendant ce temps, celles et ceux qui peuvent télétravailler (les cadres le plus souvent) continuent leur activité et passent plus de temps avec leurs enfants, en ayant l’assurance que les mécanismes d’indemnisation ou leur statut leur garantiront de ne pas trop souffrir des conséquences de cette crise.
Plus inquiétant et qui doit nous interroger : la parole des experts – « sanctifiée » par les politiques qui en font la source de légitimité de mesures qui apparaissent comme autoritaires – est de plus en plus mise en doute par les complotistes qui s’improvisent infectiologues. Cela montre qu’il faut d’urgence repenser l’étude des sciences dans le système éducatif, mais aussi imaginer les moyens de rendre les controverses que suscitent les sciences, ouvertement discutables par l’ensemble de la population : élus et collègues experts certes, mais également – et plus largement – toutes celles et tous ceux qui, éloignés de ces champs d’expertise, ont besoin de les comprendre et de faire valoir leur point de vue ou leur ressenti, car ils en seront affectés dans leur mode ou leurs conditions de vie. Il en va de même pour les médias, qui sont décrédibilisés comme on l’avait déjà vu lors des attentats de 2015. Des initiatives comme « Interclasse » ont permis à de jeunes élèves de fréquenter des journalistes de France Inter et de participer à la fabrication de l’information. Pourquoi ne pas imaginer le même système avec des chercheurs d’autres disciplines, y associer des « usagers experts » (au sens retenu dans le domaine médical par la loi du 2/01/2002) et provoquer un échange avec des citoyens lambda? C’est-à-dire, comme le préconise Crois/Sens depuis longtemps, organiser des controverses territoriales sur des thématiques qui, bien que scientifiques, font participer et se rencontrer l’ensemble des acteurs concernés ?
En bref, la crise sanitaire nous conduit à revenir à l’essentiel : être en famille, avoir de quoi se nourrir (et du papier-toilette !), un carré de jardin ou se rapprocher d’un bout de nature, pouvoir s’informer en transparence et débattre de la situation, se divertir avec ce qu’on a à disposition. A l’issue de cette crise, le risque que les « grands » se replient sur eux-mêmes et relancent un capitalisme forcené pour rattraper les points de PIB manquants est fort. Les récupérations populistes existent déjà et ne trouveront pas de limites avant la fin de l’épidémie. Face à cela, une troisième voie est possible et Crois/Sens devrait y trouver sa place : contribuer à identifier des valeurs communes autour desquelles construire des modes d’action collectifs, proposer des formes d’organisation qui permettent à chacun et chacune de trouver sa place en fonction de ses envies et de ses compétences, donner du pouvoir à l’ensemble des Français afin de retrouver des capacités individuelles et collectives. Le retour à une échelle territoriale sera nécessaire pour reconstruire des chaînes de valeur robustes et indépendants. Nos diverses expérimentations montrent en effet que c’est le rapport au territoire qui est l’un des déterminants d’un engagement citoyen actif, et il va falloir en faire le socle d’une « relance » juste et durable.
Cette crise agit comme une piqure de rappel : en nous en privant, elle nous remémore ce que les relations sociales, le présentiel, le contact physique et le sentiment d’appartenir à un collectif apportent au lien social, à la santé globale mais aussi au système économique, ce dont ses acteurs n’avaient jusque-là pas forcément conscience. En ce sens, les réponses numériques et le soutien financier apportés par l’Etat sont essentiels à court terme, mais le retour à une économie réelle basée sur des contacts humains physiques est une nécessité et nous n’en sortirons que plus convaincus de ce confinement !